par Yolaine Escande
(CRAL, CNRS-EHESS, Paris)
ABSTRACT: Alors que la main joue un rôle essentiel dans la pratique de la calligraphie et de la peinture chinoises, c’est-à-dire dans le geste et la manipulation du pinceau, son activité semble déniée dans la théorie ; par contraste, c’est l’attitude du cœur qui est mise en avant dans les traités des lettrés, les seuls à avoir théorisé les arts graphiques chinois traditionnels. L’article passe d’abord en revue la façon dont la main est décrite dans les textes afin de comprendre son rôle, puis, constatant que la tenue du pinceau ne dépend pas seulement de la main mais surtout du « cœur », examine la place de la main dans le processus créatif, à partir de « l’intention qui précède l’exécution ». Enfin, la main incarnant également la technique et la facture, c’est l’aspect de l’artisanat attaché à la main qui est étudié.
Dans la peinture et la calligraphie chinoises, la main手, pictogramme prononcé shou, désigne d’emblée le travail manuel, par contraste avec le travail de l’esprit. Elle est en particulier associée à l’artisanat. La main signifie également l’acte, l’activité, par exemple, dans les expressions xiashou, « se mettre à l’œuvre », ou shoufa, la « technique » au sens d’« exécution », mais encore la « dextérité ». Dans la pratique, la main saisit et meut le pinceau, lequel devient de ce fait une prothèse du corps et de l’esprit.
Dans le contexte de l’art lettré, la main est a priori considérée comme secondaire par rapport au cœur, assimilé au siège de la conscience ; c’est pourquoi elle est dévalorisée par certains auteurs qui mettent l’accent sur ce dernier. En effet, de façon apparemment paradoxale, même si dans la pratique, le geste conduit par la main est primordial dans le tracé, fondement de la calligraphie et de la peinture chinoises, c’est pourtant l’absence de geste qui est mis en avant dans la théorie.
Si nous partons du point de vue de la pratique telle qu’elle s’exerce et telle qu’elle a été transmise, on peut constater plusieurs caractéristiques liées à l’idée de la main et du faire, qui peuvent expliquer ce paradoxe apparent. Car si « l’éloge de la main est aussi celui de la pensée »[1], ce qu’elle produit permet, dans la conception chinoise, un accès direct au cœur de celui qui l’exerce.
I. Dans l’ensemble, on constate une absence de description de la main
Contrairement à ce qui se passe en Europe, notamment dans la peinture depuis la Renaissance[2], les peintres chinois n’ont pas procédé à des études de mains, alors qu’ils s’y sont livrés de façon précise pour des oiseaux, divers animaux, des plantes ou des insectes notamment. Autrement dit, ce n’est pas parce que les peintres chinois n’auraient pas su observer les mains qu’ils ne les ont pas peintes ; par exemple, on trouve des études des postures des mains en musique (ill. 1). Il existe d’ailleurs dans la peinture bouddhique les postures de mains les plus variées, en particulier celles du Bouddha (ill. 2) ; mais de telles études sont totalement absentes de l’art lettré, le seul à avoir été théorisé. Par exemple, il est frappant de constater que le manuel de peinture le plus répandu chez les lettrés à la fin de la période impériale, le Manuel du jardin Grand comme un Grain de Moutarde (Jieziyuan huazhuan), servant de référence aux peintres lettrés qui n’avaient pas la chance d’avoir accès aux peintures originales de grands maîtres, ne comporte aucun exemple, aucune planche sur les mains ; les catégories picturales chinoises lettrées portent sur les montagnes, rochers, arbres, plantes, insectes, personnages, bâtiments, nuages, mais non sur les mains ou tout autre partie du corps humain[3].
Quant aux descriptions de la posture de la main dans la tenue du pinceau en calligraphie et peinture, elles s’avèrent peu nombreuses et limitées aux textes les plus anciens, de préférence en calligraphie. En peinture, il n’en est pas fait mention. La plupart du temps, c’est la main droite qui saisit le pinceau ; la tenue du pinceau est toujours droitière en calligraphie, alors que quelques rares peintres utilisent leurs deux mains pour peindre[4]. Néanmoins, la peinture chinoise se modelant sans cesse sur la calligraphie, tant pour son esthétique et sa technique que pour sa philosophie, ce sont globalement les traités de ce dernier art qui servent de référence en peinture ; il existe bien entendu des traités strictement picturaux, reste que la position de la main dans l’utilisation du pinceau est identique dans les deux arts. Il est vrai que le caractère signifiant « peindre » en chinois, hua, ne porte pas sur le fait d’apposer des couleurs comme dans les langues européennes, mais sur le tracé. Son étymologie est « délimiter, tracer »; le caractère est d’ailleurs composé de l’élément de la main tenant un objet pour écrire, tel un stylet聿, et traçant les limites d’un champ田. Hua畫signifie de fait aussi bien « peindre » que « trait » ou « tracer un trait ». Les deux arts, peinture et calligraphie, utilisent un pinceau aux poils souples et à la pointe acérée. La taille de l’instrument que saisit et que meut la main dépend du type de traits à réaliser : pour tracer de grands caractères ou une peinture à grands traits qui exigent des gestes amples, un gros pinceau est requis ; la main est alors placée haut sur la hampe et le poignet suspendu. Pour de petits caractères ou un tracé minutieux, avec un geste plus restreint, le pinceau est de préférence petit et tenu bas, le poignet peut éventuellement être posé sur la table, puisque calligraphie et peinture se font à plat, assis pour de petits formats, debout pour les grands. Dame Wei (272-349), maître en calligraphie de Wang Xizhi (303-361), considéré comme l’auteur du plus grand chef d’œuvre de l’art chinois, a décrit dans son Plan de bataille du pinceau comment le calligraphe doit placer la main sur le pinceau :
L’apprentissage habituel de l’écriture des caractères commence par la tenue du pinceau ; pour la calligraphie régulière, la main doit se situer à deux pouces et un dixième de la pointe ; pour la semi-cursive et la cursive, elle doit se placer à trois pouces et un dixième de la pointe. Lorsqu’on trace un point, un trait, un appui ou une courbe au pinceau, il faut dans tous les cas utiliser toute la force de son corps pour l’exécution[5].
La calligraphie régulière nécessite un geste plus contraint que la courante ou la cursive, au tracé plus libre, c’est pourquoi la main doit saisir le pinceau plus bas. Dame Wei insiste avec justesse sur l’implication du corps dans l’exécution, que le calligraphe et théoricien Cheng Yaotian (1725-1814) des Qing décrit de la façon suivante :
La calligraphie se réalise au moyen du pinceau, conduit par les doigts, eux-mêmes régis par le poignet, mené par le coude, dirigé par l’épaule. L’épaule, le coude, le poignet, les doigts dépendent de la partie droite du corps, elle-même conditionnée par la partie gauche. La droite et la gauche appartiennent à la partie supérieure du corps, qui repose sur la partie inférieure, prenant appui sur les deux pieds qui, avec les ongles et talons, s’accrochent au sol comme les dents des socques cloutées[6].
Néanmoins, ni la façon dont les doigts se placent sur la hampe, ni la position du poignet – appuyé ou non sur la table – ni la forme de la paume ne sont précisées par Dame Wei ou par Cheng Yaotian. Or celles-ci sont fondamentales, puisqu’elles déterminent ensuite la fluidité du geste. Par exemple, selon le style d’écriture, la main saisit le pinceau de façons différentes, comme l’affirme à son tour Yu Shinan (558-638), calligraphe et théoricien des Tang, dynastie pendant laquelle les règles stylistiques de cet art ont été fixées :
Le pinceau ne doit pas dépasser six pouces de long, et on ne doit pas saisir le manche à plus de trois pouces : pour la régulière, à un pouce [de la touffe de poils], pour la courante, à deux pouces ; pour la cursive, à trois pouces ; les doigts doivent être pleins, et la paume vide[7].
Yu Shinan, dont le traité sert encore de référence lors de l’apprentissage de la calligraphie, apporte néanmoins quelques précisions sur la tenue de la main : « les doigts doivent être pleins » signifie qu’ils doivent saisir la hampe du pinceau avec fermeté, alors que par contraste, la paume ne doit pas être crispée mais détendue – ce que signifie ici « vide » -, afin de laisser passer la force ou l’énergie transmise par le bras et le corps. La paume n’est d’ailleurs pas ouverte ni fermée, mais légèrement concave, dans la position qu’elle prendrait si elle tenait un œuf de poule.
Une anecdote célèbre illustre fort bien ce que signifie « les doigts pleins » en calligraphie ou peinture : le théoricien Zhang Huaiguan (VIIIe siècle), dans ses Jugements sur les calligraphes, donne leur biographie, et il rapporte, au sujet de Wang Xianzhi (344-386), fils du fameux Wang Xizhi, et lui-même excellent calligraphe, comment le père a su déceler le talent du fils dès son jeune âge :
Lorsque Zijing [Wang Xianzhi] avait quatre ou cinq ans et qu’il étudiait la calligraphie, le Général de Droite [Wang Xizhi] saisit le pinceau [de son fils] par derrière, mais celui-ci ne le lâcha pas ; il soupira en disant : « Je pense que ce fils deviendra très célèbre à l’avenir »[8].
Wang Xianzhi tient le pinceau si fermement que son père ne peut le lui enlever de la main. Cela signifie qu’il est capable de tracer avec force, ce qui est une des premières qualités en calligraphie. La tenue ferme du pinceau par les doigts n’est par conséquent pas un élément anodin : celle-ci détermine le résultat accompli du tracé. Cependant, nous explique encore Yu Shinan, « L’intensité de l’appui est issue du cœur et son application merveilleuse se fait écho dans la main »[9]; en d’autres termes, la fermeté avec laquelle les doigts maintiennent la hampe du pinceau ne relève pas de la technique du corps, mais de la résolution du cœur. Ce qui expliquerait l’absence de nécessité de décrire la façon dont la main se place sur le pinceau. Pour autant, cœur et corps ne sont pas conçus séparément comme deux éléments autonome ; au contraire, l’un ne va pas sans l’autre, et les deux s’influencent mutuellement.
Il existe une raison objective pour laquelle on ne trouve pas de description de la façon dont les doigts agrippent le pinceau et le manient : cette gestuelle reste dans l’implicite des traités puisque son apprentissage fait partie de l’initiation à l’art d’écrire ou de peindre, transmise oralement et gestuellement de maître à l’élève. Néanmoins, dans les ouvrages plus récents sur la calligraphie, c’est-à-dire ceux qui ont été rédigés depuis les années 1980, on trouve couramment des schémas ou des photos montrant la tenue du pinceau par la main[10], surtout dans les ouvrages destinés aux Occidentaux[11]. Ce phénomène va de pair avec le recul de l’usage du pinceau dans l’administration, remplacé par le stylo ou le crayon et, de nos jours, par le clavier d’ordinateur. Aujourd’hui, l’écriture au pinceau est devenue un art exercé par des artistes au même titre que la peinture, elle n’est plus une activité pratiquée couramment et quotidiennement par les lettrés-fonctionnaires traditionnels. Dans cette évolution, le statut de la main a changé, même si son rôle demeure identique.
II. La tenue du pinceau n’est pas du seul ressort de la main
Le texte de Dame Wei nous apprend non seulement que la tenue du pinceau ne dépend pas uniquement de la main, puisqu’elle résulte des mouvements du corps dans son entier, mais qu’elle est surtout soumise à l’état intérieur de celui qui manie le pinceau :
Il existe sept façons de tenir le pinceau. Par exemple le tenir de façon relâchée alors qu'on a le cœur impatient, ou en le serrant lorsqu’on a l’esprit libre. Si l’on tient le pinceau loin [de la pointe] sans que [son esprit] ne pût être tendu, le cœur et la main ne sont pas à l’unisson et c’est l’échec de celui dont l’intention est précédée par le pinceau. Si l’on tient le pinceau loin [de la pointe] et que [l’esprit] est tendu, alors celui dont l’intention précède l’exécution parvient à l’achèvement[12].
Cela signifie par conséquent que la main fait partie d’un processus qui englobe l’état d’esprit avant la mise en œuvre, la tenue du pinceau et sa motion, c’est-à-dire l’exécution, mais encore son résultat (« l’achèvement »). Ce processus se décompose en effet en plusieurs étapes, parfois concomitantes : le tracé est tout d’abord élaboré dans le cœur, qu’il s’agisse de caractères ou de peinture, dont l’état détermine le mouvement de la main, considérée comme un simple exécutant. Autrement dit, sa mise en œuvre ne représente que le résultat de l’intention préalable qui lui préside, selon l’expression qui aurait été forgée par Wang Xizhi de « l’intention qui précède à l’exécution » (yi zai bi qian), littéralement « l’intention avant le pinceau ».
Cependant, même si le processus créatif est décrit en différentes étapes, qui différencient et hiérarchisent le cœur et la main, dansla pratique, il n’existe pas de hiatus entre les deux, en particulier lorsque le tracé est réussi, comme chez le plus grand peintre de la tradition classique chinoise, Wu Daozi (685 ?-758 ?), dont la création semble avoir été inspirée par des divinités, selon le théoricien Zhang Yanyuan :
C’est seulement lorsqu’on considère les œuvres de Wu Daoxuan [Wu Daozi] que l’on peut dire que les six règles sont parfaitement achevées et que les myriades de phénomènes y sont immanquablement au complet ; des divinités semblent avoir emprunté sa main et il a épuisé au plus haut point la création (zaohua)[13].
Les « six règles » de la peinture ont été édictées au VIe siècle et elles ont servi à apprécier les artistes et leurs œuvres au cours de l’histoire chinoise. Mais Zhang Yanyuan propose néanmoins une explication à la qualité exceptionnelle du tracé de ce maître, qu’il relie à son attitude mentale et du cœur :
Lorsqu’on active sa pensée en maniant le pinceau, [plus] on croit être en train de peindre, et plus on rate la peinture. [Mais] si l’on active sa pensée en maniant le pinceau sans avoir l’intention de peindre, alors on réussit la peinture : sans blocage dans la main, sans doute dans le cœur, elle se produit sans que l’on sache comment[14].
L’accent mis sur l’absence de réflexion (« sans que l’on sache comment ») vise à souligner combien le raisonnement nuit au geste. Mais d’un autre côté, celui-ci ne doit pas non plus primer. C’est pourquoi Zhang Huaiguan explique :
Certains ne commencent àpenser (si)qu’une fois le pinceau en mouvement, ils s’enlisentalors dans la lourdeur ; d’autres s’activent sans pensée préalable,ils échouent alors dans le laisser-aller ; [dans les deux cas], le cœurne peut diriger la main et la main ne peut obéir au cœur[15].
La création idéale se situe dans un subtil équilibre entre intention de tracer ou de peindre (le cœur) et détachement ou fluidité dans le geste (la main), tout en concentrant la force jusqu’au bout des poils du pinceau. L’analyse particulièrement fine et explicite donnée dans un texte attribué au calligraphe des Tang, Ouyang Xun (557-641), permet de comprendre le fonctionnement de ce processus créatif :
L’esprit (shen)limpide, les pensées tranquilles, le corps droit, le visage sérieux, en saisissant le pinceau, la pensée (si)émerge ; au moment d’écrire, la disposition d’esprit (zhi)est détachée. Le poing vide, le poignet redressé, les doigts uniformément [tendus], la paume creuse, l’intention précède l’exécution (yi zai bi qian), la graphie suit la réflexion (si)[16].
En fait, ce texte est probablement un apocryphe des Song, écrit au XIIe ou au XIIIe siècle. Néanmoins, en raison de l’importance qui lui a été attachée, il demeure de nos jours attribué à Ouyang Xun. Le « poing vide » va de pair avec « la paume creuse », laissant passer l’énergie et garantissant une graphie fluide. Le geste commence ainsi dans l’esprit, qualifié de « limpide », c’est-à-dire non obscurci par des pensées contingentes et les pensées « tranquilles » au lieu d’émerger par le geste de la main. C’est pourquoi, dans le traité de Yu Shinan, la main est considérée comme l’exécutant qui se contente de suivre les mouvements du cœur :
Le cœur-esprit est le souverain : ses ressources merveilleuses sont sans limites, c’est pourquoi on ne considère comme souverain. La main (shou) est son assistant, son utilité vient de ce qu’elle le seconde pleinement lorsqu’elle en reçoit les ordres[17]
La création idéale voit le cœur et la main à l’unisson ; pourtant, la main des grands artistes est généralement décrite comme « répondant à leurs intentions »[18], et comme secondaire par rapport au cœur. Alors que c’est bien la main qui est mise en œuvre dans le tracé, puisque c’est elle qui tient et manœuvre le pinceau, qui exécute le geste. C’est pourquoi, à première vue, la main semble fondamentale et nécessairement incontournable dans l’acte. Par conséquent, une telle théorisation n’exprime-t-elle pas une contradiction ? De fait, dans la pratique, cette contradiction apparente se résout pour deux raisons principales. D’une part, ce ne doit pas être le pinceau qui guide la main, mais la main qui saisisse le pinceau avec fermeté, comme nous le montre l’anecdote de Wang Xianzhi ; c’est cette fermeté qui est directement à l’origine de la qualité première du tracé, à savoir la force.Cependant, fermeté ne signifie pas crispation. D’autre part, la main en tant qu’exécutant des mouvements du cœur doit être exercée. Mais cet exercice, ce travail de la main qui procure une maturité technique, ne sont pas mentionnés dans la théorie. En revanche, le travail de l’esprit, en amont de la réalisation, est toujours mis en avant. Il commence par l’observation et la concentration, expliqués par le théoriciendu début des Qing Song Cao (actif vers 1644-1661) :
Le débutant en calligraphie n’a pas besoin de dépenser beaucoup de papier et d’encre ; après avoir choisi un estampage de qualité d’une stèle ancienne, qu’il l’observe en détails et s’en imprègne jusqu’à le connaître parfaitement, puis se le remémore sans se reporter au modèle. A force de l’étudier et d’y penser, d’y penser et de l’étudier, lorsque dans le cœur se forme son agencement, saisir son pinceau et le poursuivre. Si l’image évidente dans le cœur ne peut être rendue clairement par la main, se remettre à l’étudier et à y penser, à y penser et à comparer. Au début on n’en obtient que vingt ou trente pour cent ; il faut persévérer jusqu’à arriver à quarante ou cinquante pour cent, et se lancer alors dans l’écriture, afin de développer ses capacités[19].
En d’autres termes, la main en tant qu’exécutant ne doit pas s’exercer directement en traçant de nombreux traits à partir d’un modèle, mais elle doit agir dans l’esprit avant tout. Il faut imaginer le geste, le vivre intérieurement jusqu’à ce qu’il apparaisse clairement dans l’esprit. Alors seulement, le scripteur doit-il saisir son pinceau et mettre la main en œuvre. Celle-ci doit être oubliée. Ainsi produite, une peinture ou une calligraphie peut être qualifiée de « remplie de souffle », comme le définit le peintre Jing Hao (vers 870-vers 930) dans son traité De la technique du pinceau sur la peinture de « montagnes et d’eaux », expression qui désigne le paysage littéraire et pictural :
Le souffle (qi), c’est lorsque le cœur suit le pinceau et que le mouvement n’a pas d’hésitation lors du choix des formes (xiang)[20].
L’aspect [i. e. les formes] (xiang) du paysage, c’est l’interaction entre le souffle (qi) et l’effet du tracé (shi)[21].
Le souffle est ce qui relie le cœur et la main, il s’incarne dans le tracé lorsque les deux sont à l’unisson, garantissant un geste coulant et un effet visuel réussi. Selon Shen Zongqian (1736 ?-1820), le tracé réussi est celui qui ne demande aucun effort, et qui, de plus, procure de la joie :
Dans la mise en œuvre de la conception et dans l’utilisation du pinceau, lorsqu’on réalise que l’élan entre le cœur et la main veut s’exprimer, cela signifie que le ressort de l’esprit céleste se met en œuvre, il suffit alors de saisir ce ressort et de le guider ; plus on le saisit et plus il dure, le cœur en est épanoui et la joie se libère, le pinceau se meut alors sans contrainte[22].
C’est pourquoi, dans cette optique, la main est un prolongement du cœur, auquel elle ne s’oppose pas. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle la peinture lettrée ne montre pas ou rarement de personnages en train de peindre ou de calligraphier, mais de préférence en train de méditer, ou se préparant mentalement avant de passer à l’exécution (ill. 3). Il s’agit ici du portrait d’un des plus célèbres peintres de l’histoire chinoise, Ni Zan, qui présente l’artiste tenant le pinceau d’une main et une feuille de papier intacte de l’autre. Au lieu de le montrer en train de peindre, le portraitiste a préféré le présenter en train de penser avant la réalisation, et suggérer son art et son univers mental à travers le paravent derrière lui, portant des « montagnes et eaux » emblématiques de Ni Zan.
III. La main, métonymie de l’artisanat
La main évoque la technique, l’habileté, la facture, notamment dans l’expression shoufa « coup de main » (littéralement « technique de la main). Par métonymie, la main désigne l’artisanat, en particulier dans l’expression shougong, « fabriqué à la main ».
En ce qui concerne la calligraphie et la peinture, il est question d’« artisans peintres » (huashou 畫手), expression formée des caractères « peindre, peintre » et « main », dans le traité de Zhang Yanyuan[23]. L’expression apparaît soit au sujet de peintres employés à la cour et chargés de peindre les portraits des concubines impériales (p. 769) ou de réaliser des portraits de membres de la cour (p. 821-822), soit au sujet de « stagiaires dans les ateliers impériaux » (p. 773). L’artisan est parfois désigné, dans le même traité, par la main seule (shou 手), au sujet de peintres professionnels, opérant dans les temples et monastères (p. 743, 851, 862). Mais ce qui frappe, c’est que ces artisans sont demeurés dans l’ombre, contrairement aux « artistes » (yiren) ou « hommes de l’art » dont il est question dans le même texte.
En effet, même si la théorie des lettrés n’est établie comme telle qu’au XVIIe siècle, reste que l’opposition entre « artisans » (huashou), c’est-à-dire peintres professionnels et académiciens d’un côté, et « artistes » (yiren) de l’autre est affirmée relativement tôt, dès le IXe siècle. Les « artistes » en question se différencient des professionnels rémunérés pour leur travail de peintre par leur statut et leur position sociale : il s’agit en général sous la dynastie des Tang de personnages de haut rang, aristocrates et haut fonctionnaires, employés dans l’administration, dont l’occupation principale est d’être des fonctionnaires. Ils sont qualifiés d’« hommes de l’art » parce qu’ils pratiquent les activités considérées comme des arts – écriture, peinture, poésie, musique – selon les préceptes de Confucius, c’est-à-dire à leurs moments de loisirs, pour leur seul plaisir et afin d’épanouir leur personnalité[24]. Par exemple, Zhang Yanyuan rapporte une anecdote au sujet du haut fonctionnaire et peintre de renom Yan Liben ( ?-673) :
[L’empereur] Taizong [règne : 626-649] se rendit un jour à l’étang du Guerrier sombre (Xuanwuchi), où il regarda les ébats de canards xichi ; il commanda à [Yan] Liben de les peindre. L’entourage [de l’empereur] fit l’erreur de crier : « Convoquez le maître peintre (huashi) ! ». Yan en fut grandement outragé, déposa le pinceau, et mit en garde ses enfants et disciples contre l’étude de la peinture[25].
Qualifier celui qui se considère comme un artiste amateur, pratiquant la peinture pour son plaisir, de « maître peintre », revient à le rabaisser au rang d’artisan, alors qu’il est un haut fonctionnaire. La hiérarchie sociale traditionnelle place en effet en haut de l’échelle les lettrés, puis viennent les paysans, puis les artisans et enfin, au plus bas, les marchands. Yan Liben se sent insulté et humilié, c’est pourquoi il abandonne la peinture. Une telle anecdote est assez représentative et l’histoire chinoise en rapporte d’autres du même ordre[26].
L’expression d’« hommes de l’art » (yiren) est peu usitée sous les dynasties suivantes. Reste que l’opposition entre deux formes d’art pictural subsiste[27]. Les lettrés sont ensuite qualifiés sous les Ming et les Qing d’« hommes de culture » (wenren), et leur statut les différencie des artisans ou des professionnels. Même si les lettrés ne se sont pas explicitement définis ainsi, on peut constater un certain nombre de caractéristiques qui, selon leurs propres critères, associent leur art à une « attitude du cœur », par contraste avec celui des « artisans », attaché selon eux à la prééminence de la main. En premier lieu, ils se démarquent par leur statut social : étant avant tout des lettrés, ils sont généralement employés dans l’administration de l’empire. Ensuite, leur art est marqué par une pratique amateuriste, ils ne reçoivent pas de rémunération pour leur peinture ou leur calligraphie[28], contrairement aux professionnels et académiciens, rétribués par leur employeur ou commanditaire. Enfin, ils intègrent à la peinture les moyens de la poésie et de l’écriture[29], qui font de leur pratique un « art de l’esprit » qu’ils distinguent du « travail de la main ». Leurs œuvres sont techniquement caractérisées par la prééminence du monochromatisme et du coup de pinceau.
Par contraste, les œuvres produites par les « artisans » sont marquées par l’utilisation du pinceau comme pour les lettrés, mais avec l’emploi de couleurs vives (ill. 4). Les ateliers professionnels et académiciens sont de plus spécialisés dans des thèmes spécifiques ; la spécialisation induit évidemment une forme de virtuosité, d’habileté et de répétitivité. La différence entre « œuvre du cœur » et « travail manuel » est donc de fait plus théorique que technique. D’ailleurs, le travail de la main, même s’il est généralement mal considéré par les lettrés, s’avère néanmoins chez certains maîtres, un art inventif, qui ne reste pas cantonné au travail répétitif de copiste (ill. 4). Par exemple, le peintre professionnel Qiu Ying (vers 1494-1552) fut en son temps admiré par les lettrés en raison de sa créativité, malgré son statut.Cependant, il est vrai que le sujet des peintures de la cour ou des ateliers professionnels est généralement compréhensible d’emblée, sans recours à des allusions littéraires ou poétiques, à l’inverse de l’art des lettrés. Par exemple, Matin printanier dans le palais des Han(ill. 4) fait référence à une anecdote si célèbre de l’histoire chinoise que tout le monde la connait. A l’époque des Han, au tournant de notre ère, l’empereur chinois tentait de maintenir la paix avec les tribus turcmènes du nord et de l’ouest de l’empire en passant des alliances matrimoniales avec elles. L’empereur devait choisir une de ses concubines pour l’offrir au khan des Huns d’après les portraits réalisés par les peintres de la cour. Il décida d’envoyer celle qui, selon le portrait, lui semblait la moins belle. Or le jour du départ de cette concubine, l’empereur la vit, et regretta de laisser partir cette beauté. Mais la parole de l’empereur avait déjà été inscrite sur les registres, et il n’était plus question de revenir en arrière. La concubine partit donc. Les peintres avaient été achetés par les concubines qui ne voulaient pas être envoyées au loin dans des tribus inconnues, et avaient peint des portraits peu fidèles, embellissant celles qui payaient et enlaidissant la seule qui n’avait pas voulu recourir à ce procédé. Evidemment, les peintres furent exécutés et leurs biens saisis[30]. Le détail de l’œuvre attribuée à Qiu Ying montre un peintre en train de réaliser le portrait d’une concubine, c’est-à-dire maniant le pinceau. La peinture est réalisée sur soie, par contraste avec celle du portrait de Ni Zan, sur papier, car la soie fixe mieux les couleurs ; elle est également beaucoup plus onéreuse que le papier. Enfin, alors que le portrait de Ni Zan ne présente que des couleurs pâles, dans celle de Qiu Ying, elles sont éclatantes et peu de place est laissé au vide.
Pour conclure, ce que nous apprend la tradition calligraphique et picturale chinoise, c’est que la main au sens large n’incarne pas seulement un savoir-faire, intégré au point d’être passé sous silence ; elle est une mémoire, transmise de génération en génération. La main résiste à la description et au langage, non seulement en chinois, mais aussi des observateurs extérieurs et non-chinois. L’acquisition et la transmission des savoirs-faire et des techniques acquis par la main maniant le pinceau repose sur de très longues périodes d’apprentissage. En d’autres termes, la main est une mémoire sans parole, une mémoire d’expérience, faite de transmission, et fondée sur une accumulation d’apprentissages et d’oublis.
ILLUSTRATIONS
1. et 1bis. Deux exemples de positions des mains et des doigts pour jouer de la cithare qin, tirés du juan 13 du Trésors des recueils littéraires (Wenlin jubao), datant de la fin des Ming (XVIIe siècle), dans Xu Huiying 徐會瀛 (éd.), Xinqi Yantai jiaozheng tianxia tongxing wenlin jubao wanjuan xingluo 新鍥燕臺校正天下通行文林聚寶萬卷星羅, conservé à la bibliothèque nationale de Pékin.
2. Anonyme des Song (XIIe-XIIIe siècle), Le bodhisattva Guanyin aux mille mains aux mille yeux (Qianshou qianyan Guanshiyin pusa), encre et couleurs sur soie, détail d’un rouleau vertical, 176,8 x 79,2 cm, Taipei, musée national du Palais. Chacune des mille mains présente une posture différente des autres.
3. Anonyme des Yuan, Portrait de Ni Zan, vers 1340, encre et couleurs sur papier, 28,3 x 61 cm, Taipei, musée national du Palais.
4. Attr. à Qiu Ying (vers 1494-1552), Matin printanier dans le palais des Han (Hangong qiuxiaotu), couleurs et encre sur soie, 34,2 x 474,5 cm, détail, Taipei, musée national du Palais.
NOTES
[1]Expression de Claire Solomon Bayet, citée par Ch. Jacob, « L’éloge de la main est aussi celui de la pensée », in Ch. Jacob (dir.), Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris 2011, p. 31.
[2]Comme dans les nombreux exemples étudiés dans le récent ouvrage A. Serullaz, E. Vignot, La main dans l’art, Paris 2010.
[3]Cet ouvrage est traduit en français, voir Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]. Les Enseignements du jardin Grand comme un Grain de Moutarde, trad. et comm. de R. Petrucci, Paris 1918, rééed. Paris 2000.
[4]Quelques cas exceptionnels sont rapportés dans les annales, de peintres qui emploient deux pinceaux à la fois, un dans chaque main, comme par exemple, Zhang Zao (VIIIe siècle), rapporté dans le Catalogue des peintres célèbres de la dynastie des Tang (Tangchao minghua lu) de Zhu Jingxuan (IXe siècle), dans Y. Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II. Les textes fondateurs (les Tang et les Cinq Dynasties), Paris 2010, p. 576.
[5]Plan de bataille du pinceau (Bizhentu), dans Y. Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome I. Les textes fondateurs (des Han aux Sui), Paris 2003, p. 142.
[6]Elan de la calligraphie(Shushi), dans Huang Binhong, Deng Shi (éds.), Collection de textes sur l’art (Meishu congshu), p. 2403, f. 1a-b. Trad. un peu différente de celle de F. Cheng, Souffle-Esprit, Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Paris 1989, pp. 35-37.
[7]De la quintessence du pinceau (Bisuilun), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 50.
[8]Jusgements sur les calligraphes (Shuduan), ivi, p. 320.
[9]De la quintessence du pinceau (Bisuilun), ivi, p. 52.
[10]Par exemple dans Qiu Zhenzhong, Analyse et exercice de la technique calligraphique (Shufa jifa de fenxi yu xunlian), Hangzhou 2001, p. 3-4.
[11]Par exemple dans Kwo Da-wei, Chinese Brushwork in Calligraphy and Painting. Its History, Aesthetics, and techniques, New York 1981, p. 133 ; Jean-François Billeter, L’Art chinois de l’écriture, Génève 1989, p. 62-64.
[12]Plan de bataille du pinceau (Bizhentu), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome I, cit., pp. 143-144.
[13]Annales des peintres célèbres des dynasties successives (Lidai minghua ji), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 644.
[14]Annales des peintres célèbres des dynasties successives (Lidai minghua ji), ivi, p. 667.
[15]Jugements sur les calligraphes (Shuduan), ivi, p. 219.
[16]Les Huit secrets (Bajue), ivi, p. 24.
[17]De la quintessence du pinceau (Bisuilun), ivi, p. 46.
[18]Annales des peintres célèbres des dynasties successives (Lidai minghua ji), ivi, p. 600.
[19]Song Cao, Paroles succinctes sur la calligraphie (Shufa yueyan), in Huang Jian (éd.),Anthologie des traités des dynasties successives sur la calligraphie (Lidai shufa lunwen xuan), 2 vols., Shanghai 1979, vol. 2,p. 565.
[20]Bifaji, dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 938.
[21]Bifaji, ivi, p. 946.
[22]Esquif sur l’océan de la peinture (Jiezhou xuehua bian, 1781), dans Yu Jianhua (éd.), Traités chinois sur la peinture par catégories (Zhongguo hualun leibian, 1957, 2 vols.), Pékin, rééd. 1977, p. 908.
[23]Traduit intégralement dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 604-925. Ci-après, seule la pagination est donnée.
[24]A ce sujet, voir Y. Escande et J. Liu (dirr.), Culture du loisir, art et esthétique, Paris 2010.
[25]Annales des peintres célèbres des dynasties successives (Lidai minghua ji), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 567.
[26]Par exemple, celle qui est narrée par Yan Zhitui (531-après 591) dans les Enseignements pour la famille Yan (Yanshijia xun), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome I, cit., p. 335.
[27]Voir Y. Escande, L’Art en Chine. La résonance intérieure, Paris 2001, pp. 241-243.
[28]Dans les faits, les choses sont plus complexes, puisque nombre de lettrés, ou d’artistes de nos jours encore, reçoivent en échange de leurs œuvres des récompenses matérielles (invitation à résidence, fourniture de matériel…) ou bénéficient de facilités d’ordre social, selon le principe du don-contre don. Voir à ce sujet J. Cahill, The Painter’s Practice, How Artists, Lived and Worked in Traditional China,New York 1994.
[29]Voir Y. Escande, L’Art en Chine, cit., pp. 244-246.
[30]Voir Zhang Yanyuan, Annales des peintres célèbres des dynasties successives (Lidai minghua ji), dans Escande, Traités chinois de peinture et de calligraphie, Tome II, cit., p. 769.