par Laurence Brogniez (Université libre de Bruxelles) - Bibiane Fréché (FRS-FNRS/Université libre de Bruxelles)
Depuis une trentaine d'années, nombreux sont les travaux d'édition, expositions, études et colloques universitaires qui attestent l'intérêt croissant dont les écrits d'artistes font l'objet1. La présence des artistes au sein du champ littéraire n'est cependant pas nouvelle : l’écrit d’artiste se cristallise historiquement dans l’humanisme de la Renaissance pour constituer ce qui, avec les périodes moderne et contemporaine, apparaît aujourd’hui comme une tradition féconde.
En Belgique, la proximité entre peintres et écrivains a été particulièrement intense dès la naissance de l’Etat, favorisant la « double pratique » et les conversions en cours de carrière. En l’absence d’une véritable tradition littéraire autochtone, la peinture a d’emblée occupé dans la Belgique naissante une position dominante dans la hiérarchie des arts, s’imposant aux écrivains comme modèle.
Si l’analyse des écrits d’art, des pratiques mixtes où mots et images se partagent le même espace (logogrammes et poèmes visuels) ou des œuvres d’artistes doubles (Jean Delville, Jean de Boschère, Henri Michaux…) ont généré d’importants travaux critiques, l’étude des écrits d’artistes belges (qu’il s’agisse d’écrits intimes ou de textes destinés à la publication) n’a pas donné lieu, jusqu’à aujourd’hui, à une étude systématique.
A partir de ce constat, et également en raison des limites du corpus littéraire belge francophone autorisant l’ambition d’une recherche (presque) exhaustive, Laurence Brogniez a mis en chantier le projet Pictoriana, sous les auspices de l’Université de Namur. Poursuivi aujourd’hui à l’Université libre de Bruxelles (ULB) grâce à un financement du Fonds de la recherche scientifique belge, il a pour objectif de réaliser une étude institutionnelle et discursive des écrits d’artistes belges de 1830 à nos jours. Il emploie une chercheuse postdoctorale (Bibiane Fréché) et se déploie en collaboration avec de nombreux collègues et institutions2.
Interdisciplinaire, ce projet met à contribution des historiens de la littérature, des historiens de l’art et des historiens, confrontant dès lors disciplines et points de vue théoriques. À la fois archive, document et objet esthétique, l’écrit d’artiste invite en effet chaque discipline à repenser ses limites et ses outils conceptuels. Prendre l'écrit d'artiste comme objet d'étude conduit l'historien de l'art à trouver une alternative au commentaire de l'œuvre d'art basée sur le discours des acteurs. Plus qu'un simple document, l'écrit d'artiste constitue en effet un discours, que les outils de l'histoire et de l'analyse littéraires peuvent aider à comprendre. Pour le spécialiste de la littérature, ce type de texte invite à une réflexion sur sa propre discipline en mettant en jeu des notions clés comme l'autorité, la littérarité, l'intention littéraire, la vocation et l'amateurisme, les genres littéraires, ou encore les processus de légitimation des textes à travers les pratiques éditoriales. L'historien de la culture peut quant à lui documenter les cadres institutionnels et sociaux qui ont permis les rapprochements entre artistes et écrivains, et entre pratiques picturales et littéraires.
Base de données et partage des connaissances
Pour collectif et interdisciplinaire que se veut le projet, les chercheurs qui y sont attachés ne pourraient, en quelques années, à la fois recenser les matériaux disponibles et les interroger systématiquement, étant donné leur nombre et leur dispersion. C’est la raison pour laquelle le premier souci du projet Pictoriana a été de travailler à l’élaboration d’une base de données qui recense les écrits produits par les artistes en Belgique, de 1830 à nos jours. Elle est accessible, pour consultation ou contribution (via mot de passe), sur le portail www.pictoriana.be, plus largement dédié aux recherches sur les rapports entre littérature et peinture3.
La base de données se structure autour de quatre parties. La première est consacrée aux éléments biographiques de l’artiste. On y recense des informations sur l’environnement familial, la formation scolaire et artistique (maîtres artistiques, liens de camaraderie…), les professions exercées (rapport avec la pratique de l’écriture, question de l’amateurisme et de la professionnalisation…) et les séjours à l’étranger (parfois déclencheurs de l’écriture). La deuxième partie porte sur le cursus artistico-scriptural des artistes. Il interroge la sociabilité de l’artiste et recense les activités culturelles et les distinctions glanées par ce dernier. Enfin, un dernier onglet du menu recense l’œuvre de l’artiste liée au champ littéraire : on y regroupe les illustrations d’ouvrages et l’œuvre écrite de l’artiste, inédite et publiée. Ce recensement permettra de baliser l’œuvre des artistes belges dans un premier temps, mais aussi, par exemple, d’identifier les périodes de la carrière les plus fécondes en écriture, leurs genres de prédilection, leurs intentions de publication, leurs réseaux de relations… La dernière partie de la base de données, enfin, concerne la documentation disponible : bibliographie secondaire, portraits et liens Internet.
Outre un intérêt patrimonial4, l’objectif de la base de données est d’interroger les données par questions croisées. Si les exemples d’exploitation scientifique des données peuvent se décliner à l’infini, Pictoriana se concentre pour l’instant sur les modalités d’écriture des artistes et envisage aussi d’étudier la sociabilité littéraire des artistes, afin d’analyser le mode de fonctionnement des champs culturel et littéraire à une période donnée (mesure du degré d'intégration des artistes dans le champ littéraire, identification du rôle de tel ou tel écrivain dans le passage à l'écriture d’un artiste ou dans l'édition de ses textes…).
Modalités d’écriture des artistes
L’étude des modalités d’écriture des artistes se structure autour de deux axes principaux : les artistes et la presse d’une part, les genres de prédilection des artistes d’autre part.
Critique d’art et presse
Les contributions des artistes à la presse (critiques d’art, manifestes, lettres ouvertes…) sont dispersées, parfois anonymes, et donc peu accessibles et documentables, ce que résout en partie l’encodage systématique dans la base de données. Ces textes représentent un champ d’étude de premier ordre car ils constituent une sorte d’histoire de l’art « invisible », importante par son impact à l’époque de la publication, mais souvent méconnue aujourd’hui. Le journal et la revue représentent en outre l’endroit par excellence de la rencontre entre l’artiste et l’écrivain.
Réalisations :
- Communication de L. Brogniez et B. Fréché sur « Les Violons d’Ingres ou le salon renversé », séminaire « Critique d'art des écrivains », 18 juin 2010, Paris IV-Sorbonne.
- Séminaire sur la revue L’Art moderne (niveau BA3), 2e semestre 2010-2011, ULB
Projet : colloque Artistes en revues, 2012, co-organisé avec le projet « Presse et Littérature en Belgique entre les deux guerres » (dirigé par Paul Aron à l’Université libre de Bruxelles)
Genres
L’étude des genres pratiqués par les artistes (journal, carnet de voyage, correspondance…) peut faire apparaître des constantes dans l’utilisation, voire la redéfinition, de genres littéraires par les artistes. L’analyse des supports peut aussi dire beaucoup du statut institutionnel des écrits de peintres : l’artiste visait-il à une publication de ses écrits, par exemple ?
Réalisations :
- Conférence de Michèle Hannoosh (University of Michigan) « Éditer le journal de Delacroix », 23 novembre 2009, ULB, couplée à la journée d’étude « Journaux d’artistes », organisée par le groupe de contact « Ecrits d’artistes », 8 décembre 2009, Bibliothèque royale (http://www.pictoriana.be/espace_publication_ep.php?ep=16).
- Colloque Ecrits voyageurs : les artistes et l’ailleurs, 28-29 novembre 2010, Musées royaux des Beaux-arts de Bruxelles (http://www.pictoriana.be/pdf/pictoriana_175951.pdf).
- Conférence de Nienke Bakker (Van Gogh Museum) sur l’édition critique de la correspondance de Van Gogh, suivie de la projection du film Van Gogh de Pialat (cycle sur les artistes-peintres de la CINEMATEK), 9 novembre 2010 (http://www.pictoriana.be/pdf/pictoriana_177749.pdf).
- Colloque Entretiens d’artistes : musique, cinéma, peinture, 2-4 décembre 2010, ULB, co-organisation avec l’Université de Montréal (http://www.pictoriana.be/pdf/pictoriana_318120.pdf).
Projets :
- Exposition Rops/Rodin, Musée Félicien Rops (Namur), 1er octobre 2011-8 janvier 2012 (co-commissaire)
- Colloque Les lettres d’artistes ou l’art des correspondances. Pratiques, éditions, expositions (XVIe-XXIe s.), Musée Rops (Namur), 27-28 octobre 2011, co-organisation avec le groupe de contact « Ecrits d’artistes » et le Réseau international d’études des écrits de compositeurs (ULB/ Université de Montréal)
- Anthologie d’écrits de voyages d’artistes belges, en collaboration avec Christine Dupont (Maison de l’histoire de l’Europe)
Exploitations pédagogiques
Les recherches effectuées par les chercheurs de Pictoriana ont aussi des débouchés pédagogiques. Plusieurs cours et séminaires dispensés à des étudiants romanistes et d’histoire de l’art portent sur la convergence des arts et les modalités d’écriture des artistes. Des mémoires de master sont aussi en préparation sur des sujets proches des thématiques étudiées par Pictoriana. Sept travaux d’étudiants ont été publiés dans l’espace de publication électronique de Pictoriana (http://www.pictoriana.be/espace_publication_ep.php?ep=6).
1. Voir Françoise Levaillant, « Avant-propos », [in] Les Écrits d'artistes depuis 1940, textes réunis par Françoise Levaillant, Paris, Éditions IMEC, 2004, p. 14 sq. Plus récemment, voir notamment la collection « Ecrits d'artistes » (publiée par l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris), la monumentale édition des lettres de Van Gogh accompagnée du site Internet http://www.vangoghletters.org (version française : Vincent Van Gogh, Les Lettres, éditées par Leo Jansen, Hans Luijten, Nienke Bakker, Arles, Actes Sud, coll. « Beaux-arts », 2009, 6 vol.) et le colloque Et in fabula pictor. Peintres-écrivains au XXe siècle : des fables en marge des tableaux, Université Jean Moulin – Lyon 3, sous la direction de Florence Godeau (actes parus chez Kimè en 2006).
2. A l’ULB, les chercheurs de Pictoriana collaborent principalement avec Denis Laoureux, historien de l’art, et Valérie Dufour, musicologue, pour l’organisation de colloques, expositions et publications. Les institutions partenaires de Pictoriana sont les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (archives, colloques), le Musée Rops de Namur (expositions, publications, colloques… ), le Group for Early Modern Cultural Analysis (séminaire de recherche), le Réseau international d’études des écrits de compositeurs dépendant de l’ULB et de l’Université de Montréal (colloques) et le Groupe de contact FRNS « Ecrits d'artistes » (journées d’études, colloques, publications).
3. Un espace de publication accueille des dossiers thématiques, des articles destinés à éclairer des recherches récentes et novatrices, de bons travaux d’étudiants et des comptes rendus d’ouvrages, de colloques ou d’expositions. Il est chapeauté par un comité de lecture composé des membres de Pictoriana et de professeurs et chercheurs d’universités et institutions belges et étrangères. La page, qui se veut portail de référence sur les écrits d’artistes, recense aussi l’actualité de la recherche en la matière (appels à communication, parutions, colloques, expositions, annuaire des chercheurs…).
4. Pictoriana participe par exemple à la redécouverte de l’artiste symboliste William Degouve de Nuncques, en l’honneur de qui les musées Félicien Rops et Kröller-Müller organisent une rétrospective en 2012. A cette occasion, les chercheurs de Pictoriana éditeront des écrits inédits de Degouve, qui seront intégrés dans le catalogue de l’exposition.