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Luciano Bellosi, ou l’œil innocent

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di Neville Rowley

ABSTRACT: This article pays homage to the art historian Luciano Bellosi (1936-2011). More than a classical obituary, it describes the ability that Bellosi had to refresh his own thought by looking carefully - and almost innocently - to the zoomed details of paintings reproductions.

 

Dans les jours qui ont suivi la mort de Luciano Bellosi, le 26 avril dernier, certains de ses anciens étudiants ont ressenti le besoin immédiat de prendre la plume, individuellement ou collectivement, pour exprimer toute l’admiration intellectuelle et humaine qu’ils éprouvaient envers celui qui venait de disparaître. Le présent écrit ne saurait se mesurer à ces témoignages, fondés sur des années d’apprentissage et d’amitié ; il ne cherche pas non plus à dresser un bilan général des nombreux apports de l’historien de l’art à sa propre discipline, mais vise plus simplement à mettre en évidence l’une des qualités fondamentales de la pensée de Luciano Bellosi : celle de parvenir à retrouver une véritable innocence du regard, et ceci précisément dans des domaines où tout semblait déjà avoir été dit.

Que l’œil de Bellosi puisse être qualifié d’innocent en fera sans doute ciller plus d’un. N’a-t-il pas souvent, dira-t-on, frôlé l’aveuglement dogmatique en s’alignant sur les idées de son maître Roberto Longhi? Quelques-unes des prises de position bellosiennes peuvent effectivement être considérés aujourd’hui avec un tant soit peu de scepticisme, sur le fond ou du moins sur la forme. On pense notamment à l’attribution du Triptyque de saint Juvénal de Cascia di Reggello, toujours refusée à Masaccio alors qu’elle fait l’unanimité (ou presque) aujourd’hui, voire à la thèse fameuse, mais ô combien complexe, de l’importance de Piero della Francesca dans le « développement de la peinture vénitienne » : même si cette proposition ne saurait être rejetée d’un revers de manche, la manière dont Bellosi l’a endossée tenait souvent plus de la foi religieuse que de l’argumentation historique. Contrairement à un Longhi qui n’aura jamais été fidèle bien longtemps à ses maîtres successifs, Bellosi revendiquera du reste toujours son obédience au canon longhien.

1 bellosi buffalmacco e il trionfo della morte figg 28-30 2 masaccio saints jean-baptiste et franois dtail londres ng 3 masaccio triptyque de saint juvnal dtail cascia di regello

Pourtant, dès l’incipit de son premier ouvrage, Buffalmacco e il Trionfo della Morte, l’historien se détachait explicitement de la posture d’un gardien du temple en affirmant : « Cet essai est dédié à la mémoire de Roberto Longhi. Bien que les conclusions qui en résultent soient différentes de ses propres propositions, je ne dois qu’à lui seul et à son enseignement, outre mon intérêt pour le sujet, les moyens par lesquels je suis parvenu à de tels résultats ». Ce « sujet », c’était bien sûr la résurrection d’un peintre qui avait disparu de la conscience historique, Buonamico Buffalmacco, l’auteur du magistral Triomphe de la Mort peint à fresque dans le Camposanto de Pise. Même si le livre ne fut publié qu’en 1974, cette préface est datée de décembre 1972, soit deux ans et demi à peine après la mort de Longhi. Tout en arguant de sa loyauté, l’élève emmenait la pensée longhienne hors de ses limites originelles.

Plus encore que les cours de Longhi lui-même, qui ont fasciné autant que façonné toute une génération de brillants esprits, de Bologne à Florence, ce fut un examen qui décida du sort de Luciano Bellosi. Devant son professeur qui lui tournait les pages du livre de Kenneth Clark, One Hundred Details from Pictures in the National Gallery, le jeune étudiant identifia, une à une, les mains qui devaient selon lui avoir peint de tels détails. Le maître fut surpris ; l’élève encore davantage – il allait décider d’abandonner ses études de lettres pour se consacrer à l’histoire de l’art. Qu’un demi-siècle plus tard, Bellosi n’ait plus gardé mémoire des œuvres en question n’était pas tant un signe de l’âge que de la manière dont il avait passé l’examen : ce qu’il avait reconnu dans chaque détail, ce n’étaient pas des fragments de tableaux qu’il connaissait déjà, mais seulement la main d’un peintre qui se présentait à ses yeux sous une forme nécessairement nouvelle, indépendante de l’iconographie ou de la typologie. Par la « fenêtre longhienne », le regard retrouvait l’innocence.

Un tel exercice ne doit pas simplement être considéré comme un jeu de société pour érudits – ce qu’il était chez Bernard Berenson, à la Villa I Tatti – ou comme le meilleur moyen de former des connaisseurs – ce que fera avec succès Luciano Bellosi à l’Université de Sienne, en octroyant même à ses étudiants le droit de le passer lui-même à la question. Bellosi fut en effet l’un des premiers historiens à utiliser méthodiquement ce type d’images pour démontrer ses propres attributions : parallèlement au texte lui-même, c’était la confrontation de tel visage ou de tel drapé avec tel autre qui devait suffire au lecteur pour juger de la parenté de facture entre deux œuvres, ou au contraire de leur divergence insurmontable (ill. 1). Par rapport aux détails de Longhi, essentiellement esthétiques, les cadrages de Bellosi avaient valeur de preuve : la fenêtre longhienne était devenue bellosienne.

Si l’expression n’était pas péjorative, on pourrait donc presque dire que Luciano Bellosi voyait les choses « par le petit bout de la lorgnette ». Car c’est bien en regardant par le trou de la serrure que Bellosi a pu voir, au travers de portes verrouillées par l’habitude, les mains d’artistes qui n’auraient pas dû se trouver là : Andrea Vanni sur un mur du Bon Gouvernement, à Sienne ; Barthélémy d’Eyck au beau milieu du manuscrit des Très riches Heures du duc de Berry des frères Limbourg; Bramante dans une petite église de Pérouse; et tant d’autres encore. Pour démontrer ses intuitions, l’historien ne s’interdisait certes pas des recours à des éléments textuels ou culturels, comme l’étude de la mode qui est l’un des apports majeurs de son Buffalmacco; au départ, il y avait pourtant toujours un regard sur une forme isolée et « pure » – seul moyen, ensuite, de la mettre en histoire.

Ces quelques lignes seraient incomplètes si elles ne mentionnaient pas le sujet, bellosien par excellence, qui a occupé l’essentiel de mes recherches au cours de cette dernière décennie : je veux parler de cette « pittura di luce » qui, de titre d’une exposition organisée sous la conduite de Luciano Bellosi en 1990, devint presque immédiatement une catégorie critique – du moins en Italie. Ce n’est pas au contact direct de Bellosi que j’ai décidé de m’intéresser à ce sujet, mais uniquement en lisant ses différentes publications : contrairement à ses élèves qui avaient participé à l’aventure de 1990, j’avais découvert d’un seul coup, jeunesse oblige, non seulement ce catalogue fondamental, ainsi que celui de l’exposition « Una scuola per Piero » qui avait eu lieu aux Offices deux ans plus tard, mais également d’autres écrits qui révélaient l’évolution d’un regard au fil des décennies : un regard qui, en 1966, avait pu mettre en parallèle avec Domenico Veneziano la « transparence cristalline » d’une fresque de Filippo Lippi, le seul peintre florentin exclu de l’exposition de 1990; un regard qui, en 2002, pouvait considérer la dernière œuvre de Masaccio comme partie prenante du courant lumineux (ill. 2) alors que la « peinture de lumière » avait été d’abord définie, par le même Bellosi, comme « le dépassement de la peinture extrêmement concentrée et dense de Masaccio pour une vision plus étendue et optimiste, dans laquelle les couleurs s’emperlent de lumière et la perspective devient un spectacle pour les yeux ». Certains aimeront relever là de béantes incohérences; j’y ai vu, et j’y vois toujours le signe d’une pensée qui se renouvèle et refuse de se mentir à elle-même. Sans doute fallait-il d’abord « exclure » Masaccio et Lippi pour mettre en évidence la pittura di luce, c’est-à-dire pour la nommer; ensuite venait le temps de la repenser, sans jamais l’autoriser à se figer dans une rigide doxa.

Pour Bellosi, accepter Masaccio parmi les peintres de lumière ne voulait pas simplement dire amender son propre jugement de 1990 – ce que la restauration des fresques de la chapelle Brancacci, achevée la même année, avait immédiatement rendu évident aux yeux de certains ; cela voulait dire également aller à l’encontre de l’image du Masaccio « sombre », forgée par Longhi dans un formidable article publié en 1940. C’était une tâche délicate, mais probablement plus aisée que de remettre en cause le Longhi des années 1960, celui que Bellosi avait personnellement connu et qui lui avait sans doute démontré que le Triptyque de Reggello (ill. 3) ne pouvait être de Masaccio. Renoncer à cette idée, cela voulait dire également abandonner certaines illusions de jeunesse. Chez les grands esprits, les erreurs sont bien plus riches de sens que les vérités éphémères que nous nous targuons de posséder.

 

ILLUSTRATIONS

 

 

1. Luciano Bellosi, Buffalmacco e il Trionfo della Morte, Turin, Einaudi, 1974, fig. 28-30.

2. Masaccio, Saints Jean-Baptiste et François (détail), Londres, National Gallery (publié dans Luciano Bellosi, « Da Brunelleschi a Masaccio: le origini del Rinascimento », dans idem, Laura Cavazzini et Aldo Galli [éd.], Masaccio e le origini del Rinascimento, cat. expo. [San Giovanni Valdarno, Casa Masaccio, 20 septembre-21 décembre 2002], Genève et Milan, Skira, 2002, p. 44).

3. Masaccio, Triptyque de saint Juvénal (détail), Cascia di Regello, Museo Masaccio.

 
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